Éditorial

La Femme sur la Lune (Frau im Mond, film de Fritz Lang, 1929.)

Yves Faure
Président de l’Université populaire de Lille

L’UpL, un espace de confrontation de nos réalités contemporaines aux questions éthiques les plus fondamentales.

« J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, et presque intouchables,
immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources. »
Georges Perec, Espèces d’espaces. 1974

Une université populaire ouverte sur le monde, en prise avec les questions de notre temps, un lieu où dialoguent les générations d’intellectuels, d’artistes, de publics variés qui donne une place égale aux femmes et aux hommes : c’est le credo qui nous anime depuis toujours, et qui s’exprime pleinement dans cette nouvelle saison.
La question de la perte de valeur de la réalité – et de sa diffraction dans des millions d’images et d’expériences – parcourt aussi cette saison.
La façon dont “la grande Histoire” traverse la vie des gens, ce qu’elle produit sur les individus, qu’elle peut parfois porter comme une vague, parfois fracasser sur ses rivages, est sans doute l’une des grandes questions du moment, qui n’est jamais aussi passionnante que lorsqu’elle articule le plus petit au plus grand, le plus singulier au plus universel, le plus intime au plus collectif.
Il faut faire de l’Université populaire un espace de confrontation de nos réalités contemporaines aux questions éthiques les plus fondamentales. C’est à la fois jubilatoire et bouleversant ; et à l’image du projet de l’Université populaire, qui cherche toujours à allier le plaisir de la connaissance, de l’invention, de l’imaginaire, au regard aigu que les intellectuels ou des personnalités dans leur diversité peuvent porter sur le monde comme il va.
Pour cette nouvelle saison, nous continuerons d’ouvrir toujours grand nos portes, aspirant à en faire un lieu chaleureux où la découverte invite à la rencontre, où la pratique nourrit l’échange et où les façons d’habiter l’espace se réinventent au gré des usages.
C’est donc avec une grande joie que l’équipe et moi-même partageons avec vous ce nouveau programme qui, nous l’espérons, continuera d’éveiller vos désirs, de piquer votre curiosité et d’emporter votre enthousiasme.
En invitant les personnalités qui viendront débattre avec vous nous affirmons un choix : entrecroiser des voix puissantes, qui tiennent un propos particulier sur le monde, reliant leur travail aux grandes questions qui chahutent notre société.
Souhaitons que soit présent cette saison tout ce qui fait l’Homme et la Femme dans leur force et faiblesse, dans leur mystère et étrangeté. Une quête de clarté et de transparence.
Ainsi, l’Université populaire doit être un lieu de transformation qui embrasse les identités et les différences. Elle doit porter les combats sociaux et sociétaux de notre époque, tels que l’environnement, l’intersectionnalité, les études de genre et l’égalité entre les femmes et les hommes. Pour ce faire, elle doit encourager un dialogue toujours plus vibrant avec d’autres disciplines.
Face à ces questions et inspirés par la notion de ville-monde, le « tout-monde » d’Édouard Glissant, nous avons souhaité bâtir un lieu qui cultive le dialogue interculturel et nourrit la créativité, la compréhension et l’altérité. Devenir un espace transdisciplinaire, c’est vouloir accueillir le poétique qui émane des croisements inattendus. C’est capturer le geste, le regard, la beauté et apprendre avec toutes celles et ceux qui cherchent et créent, en art comme en science. C’est être ouvert aux avancées numériques de demain et curieux face aux imaginaires que ces avancées susciteront. C’est dire que le poétique devient indissociable du scientifique
Tout doit être fait pour susciter un dialogue fécond entre le monde des arts et celui des savoirs.


Marie Cauli
Vice Présidente de l’Université populaire de Lille

La pensée critique

La « pensée critique » appelée aussi « esprit critique » est portée par notre culture. Tout d’abord par un potentiel qui permet à l’enfant de s’aguerrir des histoires imaginées par les adultes. Ainsi s’en va le père Noel. Puis par des têtes abreuvées à l’école par des textes fondateurs et des méthodes de raisonnement qui nous accompagnent encore. Ainsi l’on pouvait penser que le « vrai » allait s’imposer. Mais il en est tout autrement et force est de constater la montée inquiétante de la désinformation.

Face à ce phénomène, le programme de la saison 24/25 est apparu comme une évidence.

D’abord en essayant de dessiner les contours de la pensée critique et souligner l’urgence de la réactiver (Aliocha Wald Lasowski), en revenant sur les courants passés et actuels qui l’ont portée (Laurent Kupferman) puis en se penchant sur le contexte qui nous invite à se la réapproprier. Dans ce cadre, les médias ne sont pas innocents (Loïc Hervouet.). La tyrannie du « commentariat » accentue le sentiment de confusion idéologique et la banalisation des idées d’extrême droite (Nicolas Truong). De même, il existe ce que Laurent Cordonnier nomme des mythologies économiques qui nous imposent un système de référence unique et contestable et qui persistent à être distillées malgré leurs échecs. Et peu importe ce que la raison met en avant, des thèses complètement fausses circulent malgré des masses de preuves disponibles : une période de « post vérité » tend à s’installer. (Guy Haarscher). La situation est grave. La vie culturelle qui permettait des audaces artistiques s’érode faute de moyens diminués drastiquement au profit du privé qui aspire les talents. (Jacques Gerber).

Devant cet état de fait, comment faire face à cette situation, comment retrouver la capacité de lutter contre nos préjugés, de démêler le vrai du faux, d’engager un autre regard sur le monde, de développer une pensée modérée et mesurée ? les outils de la philosophie ainsi que ceux de l’histoire (G Mazeau) et des sciences sociales peuvent y contribuer. Ces dernières, interrogées sous l’angle de la neutralité et de l’objectivité (Ludivine Bantigny) rendent compte de questions vives mais aussi du positionnement des chercheurs. Leurs apports donnent l’occasion de se poser des questions pour éclairer nos choix, combattre les présupposés qui impactent nos décisions. Tel est l’exercice auquel nous convie Charlie Renard autour de la question de l’orientation, ou que fait émerger O Esteves et J Talpin sur l’impact des représentations sur des personnes qui en sont victimes, telle la diaspora musulmane qui revendique le « droit à l’indifférence ».

La pensée critique peut s’enseigner et il y a des méthodes pour cela. L’enquête, la vérification minutieuse des sources à laquelle s’emploie Amnesty international nous fournit un exemple concret. (Vincent Pamart). L’écoute active suppose elle aussi formation et méthode. Savoir écouter, c’est être capable de se concentrer, de saisir chaque bribe d’un message transmis, qu’il soit verbal ou non verbal. C’est le premier pas de la critique constructive qui s’en tient aux faits sans interprétation, qui permet à l’autre de développer son idée et sa réflexivité. (A Delevallée et B tiberghien).

Par ailleurs, la pensée critique ne se découple jamais de connaissances ni son contexte. C’est en bénéficiant de l’expertise de spécialistes et de connaissances en qualité et en quantité que nous pouvons nous forger une opinion par exemple autour de l’état de notre système de

santé (Alain Destée), ou de l’état des partis politiques qui apparaissent à première vue obsolètes. (Jean Quetier).

Cette démarche s’applique enfin à soi-même C’est ce que met en avant Jean Pierre Martin qui nous invite à échapper à la pensée binaire et qui fait l’éloge de l’apostat, entendu comme une liberté de changer d’avis sans se renier parce que nous sommes à même de vivre des vies successives.

Science, réflexivité, positionnement, engagement sont les ingrédients de la pensée critique. Mais la pensée critique ne se cantonne pas seulement à un exercice intellectuel, elle peut s’exercer à travers d’autres vecteurs qui la transporte : la littérature comme la littérature policière capable à travers ses expressions symboliques de nous rendre compte de la place de la femme au Mexique où les féminicides sont légion (Cathy Fourez), la littérature de jeunesse qui se penche sur le rapport au travail de la jeunesse, (Alexia Psarolis), le documentaire de Stan Neuman qui utilise interviews, archives anciennes et actuelles dans des allers et retours entre la grande histoire de la paysannerie et les activités actuelles des agriculteurs. C’est enfin Barbara Musetti qui décodera l’œuvre de Raphael et son talent à décrypter le réel dans ses dessins.

En conclusion, la pensée critique est indispensable pour toutes ces raisons mais surtout parce qu’elle est indissociable de la démocratie (Armand Hatchuel). Assurer la force des idées, faire cet effort de rigueur, s’aider de la science, il s’agit de responsabilités susceptibles de faire re-advenir la grande cause des idées. Telle est l’ambition de l’UPL : réactiver sa mission historique et philosophique en promouvant l’émancipation intellectuelle et l’intelligence sociale en ces temps incertains.